Il y avait ce jour-là, dans la salle feutrée où s’est tenu le vernissage de Ngelingeli. Quand la rhétorique l’emporte sur la dialectique, une effervescence rare, à la fois intellectuelle et urbaine. Des dizaines de participants — chercheurs, écrivains, journalistes et amoureux des lettres — s’étaient donné rendez-vous autour du professeur Claude Mukeba Kolesha, figure éminente du monde académique congolais. L’événement n’était pas qu’une cérémonie littéraire : c’était un manifeste, une mise à nu de la société contemporaine, de ses faux-semblants et de ses éclats trompeurs.

L’événement n’était pas qu’une cérémonie littéraire : c’était un manifeste, une mise à nu de la société contemporaine, de ses faux-semblants et de ses éclats trompeurs. Le professeur Mukeba a bousculé les faux éclats, il a déclenché une vraie guerre contre le Matalana.
« Ngelingeli », miroir d’une société qui brille sans profondeur
Dans le langage imagé des Kinois, “Ngelingeli” renvoie à ce qui éblouit sans convaincre, à cette brillance tapageuse qui cache souvent le vide. Le mot, issu du lingala, évoque la lumière — mais une lumière artificielle, celle des vitrines et des façades. Pour le professeur Mukeba, ce concept n’est pas anodin. Il incarne une époque où l’apparence a pris le pas sur l’essence, où la forme supplante le fond. « C’est pour montrer que dans la vie quotidienne, tout ce qui brille n’est pas de l’or », confie-t-il à la presse, avec ce calme qui contraste avec la vigueur de sa plume.
Un diagnostic sévère de la “société ngelingélique”
À travers une prose dense et élégante, le prof Mukeba dissèque une époque dominée par le verbe creux, la communication sans contenu, et la quête obsessionnelle du paraître. Dans sa “société ngelingélique”, on préfère la rhétorique à la dialectique, la mise en scène au sens, l’effet au raisonnement. L’auteur y voit une déviation intellectuelle et morale : la déraison a supplanté la raison, le bruit s’est substitué à la pensée, et les discours se sont faits “matalana” — clinquants mais sans âme.
Loin de rejeter la rhétorique, le professeur Mukeba s’en prend à sa caricature : la rhétorique creuse, celle de la démagogie, de la propagande, des “influenceurs d’opinion” sans fondement. Il cite Robrieux pour appuyer son propos : « La rhétorique n’est dangereuse que lorsqu’elle se détache de l’action, de la vérité, du raisonnement. »

La dialectique, rempart de la pensée vivante
En contrepoint, le prof Mukeba plaide pour le retour de la dialectique, cet art du raisonnement qui progresse par la confrontation des idées. Pour lui, la dialectique, c’est la respiration de la pensée : elle déduit et induit, elle avance et recule, elle doute pour comprendre.Il en rappelle les deux mouvements essentiels : la déduction (du général au particulier) et l’induction (du particulier au général), ce dernier étant au cœur du savoir scientifique. Dans ce monde saturé d’images et de slogans, il appelle à “penser à nouveau”, à sortir du bruit pour retrouver la profondeur.
Une critique sociale et intellectuelle d’une rare acuité
Publicité, politique, réseaux sociaux, médias : Ngelingeli traverse tous les terrains où la parole s’est vidée de son sens. L’auteur y voit le triomphe du “discours spectacle”, où la mise en scène prime sur la vérité. « Les gens se réjouissent de l’apparence, ils ne questionnent plus rien », écrit Mukeba. « Et pourtant, les conséquences sont désastreuses : le mensonge s’installe, la pensée s’éteint. »
Un auteur entre rigueur scientifique et regard critique sur la cité
Professeur d’université, Claude Mukeba Kolesha n’en est pas à son coup d’essai. Ses travaux, à la croisée de la sémantique, de la pragmatique et de la sémiotique, interrogent depuis des années la production du sens dans la société congolaise. Auteur notamment de Nommer et renommer les lieux : un siècle de bataille idéologique à travers les toponymes à Kinshasa (2022), il poursuit avec Ngelingeli une réflexion sur la manipulation du langage, le détournement des mots et la perte du sens dans la cité moderne.
Un concept “matalana” devenu miroir collectif

Au fond, Ngelingeli dépasse le champ académique. Il devient une métaphore de Kinshasa elle-même, cette ville vibrante et contradictoire, où tout scintille mais où tout interroge. Le concept “Matalana Ngelingeli”, cher à la verve populaire kinoise, trouve ici sa résonance philosophique : un appel à la lucidité, à la vérité, à la pensée de fond dans un monde obsédé par la surface.
En refermant ce livre, on comprend que Mukeba n’écrit pas seulement pour dénoncer : il écrit pour réveiller. Et dans un univers saturé de bruits et d’images, cette voix qui exige de penser — vraiment — sonne comme un acte de résistance intellectuelle.
Junior Kulele