La République Démocratique du Congo, l’Afrique et le monde intellectuel viennent de perdre l’une de leurs plus grandes figures : le professeur Valentin Yves Mudimbe, philosophe, écrivain, linguiste, épistémologue et critique littéraire, s’est éteint, emportant avec lui une pensée dense, rebelle, et profondément lucide sur les trajectoires africaines postcoloniales. Une bibliothèque s’est effondrée. Un Patriarche s’en est allé.
Né en 1941 à Jadotville (aujourd’hui Likasi), dans l’actuelle province du Haut-Katanga, Mudimbe est d’abord formé chez les missionnaires, devenant moine bénédictin avant de quitter les ordres pour se consacrer à la recherche. Il poursuit des études de philosophie et de lettres classiques à Louvain et Paris, puis s’impose comme l’un des plus grands penseurs critiques du XXe siècle, enseignant dans de prestigieuses universités aux États-Unis (notamment à Stanford, Haverford et Duke).
Profondément marqué par la question du savoir, il pose, dès ses premiers ouvrages, une interrogation fondatrice : Peut-on parler de l’Afrique sans emprunter les catégories du colon ?
L’œuvre de Mudimbe est foisonnante. Elle embrasse autant la fiction (Entre les eaux, Le Bel Immonde, L’Autre face du royaume) que les essais philosophiques (L’invention de l’Afrique, Parables and Fables, The Idea of Africa), dans lesquels il démonte avec rigueur l’appareil idéologique et épistémique de la colonisation. Il montre comment l’anthropologie, la linguistique et même les traditions chrétiennes ont construit une Afrique « inventée », ramenée à l’état d’« autre » dans le regard occidental.
Mudimbe, c’est l’art de penser contre les évidences, de creuser dans les ruines du langage pour faire émerger des formes de liberté insoupçonnées. Il a ouvert la voie à une génération de chercheurs africains et afro-diasporiques, en posant avec intransigeance la question de l’autonomie du savoir.
Mudimbe était un fils de la RDC, mais d’une envergure universelle. Pour son pays, il était un monument intellectuel, un repère dans les temps troubles. Même s’il vivait loin de Kinshasa, son nom évoquait le respect, l’élégance intellectuelle et la radicalité philosophique. Il a montré que l’intelligence congolaise pouvait dialoguer avec les plus grands courants de pensée mondiaux, sans jamais se renier.
Pour l’Afrique, il était l’un des maîtres de la décolonisation du savoir. Avec une plume précise et une langue métaphorique nourrie des mystères du christianisme, des langues africaines et de la philosophie grecque, Mudimbe déconstruisait les catégories imposées et invitait à penser le monde depuis l’Afrique, et non sur l’Afrique.
Ce que portait Mudimbe, plus qu’un discours politique ou idéologique, c’était une révolution du regard. Il ne s’agissait pas seulement de critiquer l’Occident ou de célébrer l’Afrique, mais de reconfigurer les outils mêmes avec lesquels on pense l’humain, le temps, la mémoire, l’espace, la tradition.
Sa pensée, d’une grande exigence, refusait les simplifications. Il ne se laissait pas enfermer dans des étiquettes. Il croyait à la puissance de l’ambiguïté, à la fécondité de la tension entre l’héritage et l’invention. C’est cette rigueur, presque mystique, qui faisait de lui un penseur à part.
La disparition de Valentin Yves Mudimbe laisse un vide que peu pourront combler. Mais ses livres, ses conférences, ses anciens étudiants, son influence dans les départements d’études africaines, postcoloniales et de philosophie à travers le monde, continueront d’éclairer les consciences.
Il nous lègue une manière de penser l’Afrique avec gravité et légèreté, avec douleur et beauté, dans la complexité de son histoire, mais aussi dans la grandeur de ses possibles. Le Patriarche s’en est allé. Mais sa parole, elle, demeure. Qu’il repose en paix, dans l’éternité des penseurs qui ont changé le monde.
Junior Kulele