Une image longtemps jugée improbable s’est matérialisée au Palais de la Nation : Martin Fayulu, leader de l’opposition intransigeante depuis 2018, a été reçu par le président Félix Tshisekedi. Un tête-à-tête de plus de deux heures qui pourrait bien marquer un tournant majeur dans la trajectoire politique de la République démocratique du Congo.
Trois jours plus tôt, Fayulu avait lancé un appel solennel en faveur d’un échange direct avec le chef de l’État, évoquant la gravité de la crise sécuritaire dans l’Est. La réponse de la présidence ne s’est pas fait attendre. Et le rendez-vous du 5 juin 2025, en présence des collaborateurs proches de Fayulu a donné corps à ce que certains observateurs qualifient déjà de « début de décrispation nationale ».
Pendant plus de six ans, Martin Fayulu a incarné la contestation. Rejetant les résultats de la présidentielle de 2018, il a maintenu une ligne dure, refusant toute reconnaissance du pouvoir de Tshisekedi. Son opposition n’était pas simplement politique ; elle était existentielle. Que cette figure appelle aujourd’hui à un front commun est donc hautement symbolique.
Dans ses propos à la presse, Fayulu a proposé la création d’un « camp de la patrie », appelant à « un pacte national » pour contrer la dislocation de l’État congolais. Plus qu’un simple geste politique, il s’agit d’un appel à une refondation morale et institutionnelle.
« Le pays est attaqué de toutes parts. Il faut dépasser les clivages politiques », a-t-il martelé, dans un ton plus rassembleur qu’accusateur.
L’appel de Fayulu s’inscrit dans un contexte de forte polarisation. Aujourd’hui, le champ politique congolais se structure autour de trois forces antagonistes : L’Union sacrée de la Nation, plateforme présidentielle, forte d’une majorité parlementaire et institutionnelle. Ce camp semble ouvert à des alliances larges, y compris avec des figures naguère jugées infréquentables.
Le pôle de Goma, nouvelle épicentre d’une opposition radicale, où Joseph Kabila, Moïse Katumbi et Corneille Nangaa mènent des démarches parallèles. Loin de Kinshasa, cette coalition informelle porte un discours frontal, souvent appuyé par des actions militaires à travers le M23/AFC. La ligne entre politique et insurrection y est de plus en plus floue.
Les figures de l’opposition modérée, comme Jean-Marc Kabund, Seth Kikuni ou Delly Sessanga, critiques mais isolées. Elles peinent à fédérer ou à s’imposer dans un débat dominé par les extrêmes.
Fayulu, par son geste, introduit un quatrième espace : celui d’un nationalisme de compromis, susceptible de dialoguer sans renier ses convictions. Un positionnement inédit dans la dynamique actuelle.
La perspective d’un dialogue national, autrefois considérée comme une diversion par une partie de l’opposition, est désormais envisagée comme une nécessité.
Le climat sécuritaire, en particulier dans l’Est, a atteint un point de bascule : les rebelles du M23/AFC, appuyés par le Rwanda, contrôlent plusieurs localités stratégiques. L’ombre de la balkanisation plane de nouveau, exacerbée par la présence de Joseph Kabila dans la région. Dans ce contexte, le mot « dialogue » ne résonne plus comme une manœuvre politicienne, mais comme une urgence républicaine.
La CENCO et l’ECC, fortes de leur légitimité morale, ont proposé un pacte social réunissant forces politiques, société civile et Églises. Fayulu s’est fait leur relais auprès de Tshisekedi, qui, selon ses dires, aurait accueilli favorablement la démarche.
Jusqu’ici, tout semblait les opposer : la vision du pouvoir, la légitimité des institutions, les rapports avec l’armée. Aujourd’hui, une convergence semble émerger autour d’un constat partagé : le pays est en danger, et l’unité nationale doit prévaloir. Certes, Fayulu continue de rejeter l’idée d’une participation à un gouvernement de coalition. Il a démenti toute ambition pour la Primature, écartant les rumeurs d’un rapprochement opportuniste.
Mais dans un pays où les lignes bougent vite, cette déclaration n’a pas suffi à faire taire les spéculations. Le « camp de la patrie » pourrait évoluer, selon les circonstances, en plateforme politique hybride — ni majorité présidentielle, ni opposition radicale. L’événement du 5 juin cristallise les contradictions d’un pays à la croisée des chemins : Une crise sécuritaire sans précédent dans l’Est, avec une implication avérée de puissances étrangères. Des institutions affaiblies, en mal de légitimité populaire malgré une majorité écrasante. Un peuple désabusé, oscillant entre résignation et colère sourde face à la pauvreté, l’inflation et les coupures de courant.
Dans cet écosystème instable, toute tentative de dialogue devient porteuse d’espoir — ou d’illusions, selon le point de vue. Mais ce qui semblait impensable hier — Fayulu assis avec Tshisekedi — s’est produit. Cela suffit, pour l’instant, à rouvrir le champ des possibles. Au-delà des calculs politiques, c’est la responsabilité historique qui s’impose. Fayulu, en appelant à dépasser les antagonismes, a peut-être compris qu’il valait mieux peser dans l’avenir du pays que de camper dans le passé contestataire.
Tshisekedi, en acceptant la rencontre, a montré un signe d’écoute inespéré. Le chemin vers une véritable cohésion nationale reste semé d’embûches. Mais la rencontre du Palais de la Nation pourrait bien être l’acte I d’une tentative de reconstruction. Si elle s’accompagne d’actes concrets — inclusion des forces sociales, respect des libertés, réforme du processus électoral, sécurité rétablie dans l’Est — alors la RDC pourrait enfin sortir du cycle infernal de crise et de survie.
Sinon, cet instant de dialogue ne sera qu’un moment suspendu, bientôt rattrapé par les pesanteurs d’un système politique qui, depuis trop longtemps, peine à accoucher d’un véritable contrat social.
Junior Kulele